Jane Hirshfield .
Les deux poèmes qui suivent sont extraits de After – (Bloodaxe Books UK, 2006) .
Traduction : Delia Morris, Geneviève Liautard .
Poète, essayiste et traductrice, Jane Hirshfield est l’auteur d’une dizaine de recueils de poèmes et de plusieurs essais qui ont rencontré un très vif succès. Viennent de paraître en mars 2015, The Beauty et Ten Windows: How Great Poems Transform the World.
Nommée Chancelière de l’Académie des Poètes Américains, elle est un des poètes majeurs aux Etats-Unis et son œuvre singulière, profonde et riche d’enseignements, était totalement inconnue en France jusqu’à ce que deux excellentes revues acceptent d’en accueillir des extraits en 2015 (Phoenix n° 17, Les Cahiers d’Eucharis n° 44).
« Une empathie profonde pour la souffrance de tous les êtres vivants… C’est précisément ce que je célèbre dans la poésie de Jane Hirshfield, dont le sujet est double : la vie quotidienne et ordinaire avec et au milieu de nos semblables, ainsi que notre rencontre sans cesse renouvelée avec tout ce que la Terre nous apporte : arbres, fleurs, animaux, oiseaux. Beaucoup dépend de notre capacité à saisir chaque moment de la même façon et à réagir aux chats, aux chiens, aux chevaux avec la même gentillesse que celle que nous portons aux humains. Dans la très grande richesse sensuelle des détails, la poésie de Jane Hirshfield éclaire la vertu bouddhiste d’attention consciente et constante… Jane figure parmi les étoiles les plus brillantes de ma fratrie de poètes californiens. »
Czeslaw Milosz, Prix Nobel de Poésie, 1980
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Sky: An Assay *
A hawk flies through it, carrying
a still-twisting snake twice the length of its body.
Radiation, smoke, mosquitoes, the music of Mahler fly through it.
The sky makes room, adjusting its airy shoulders.
Sky doesn’t age or remember, carries neither grudges nor hope.
Every morning is new as the last one, uncreased
as the not quite imaginable first.
From the fate of thunderstorms, hailstorms, fog,
sky learns no lesson,
leaping through any window as soon as it’s raised.
In speech, furious or tender,
it’s still of passing sky the words are formed.
Whatever sky proposes is out in the open.
Clear even when not,
sky offers no model, no mirror – cloudy or bright –
to the ordinary heart: which is secretive,
rackety, domestic, harboring a wild uninterest in sky’s disinterest.
And so we look right past sky, by it, through it,
to what is also moody and alters –
erosive mountains, eclipsable moons, stars distant but death-bound.
* dit d’un test sur métal, souvent précieux
Ciel : analyse
Un faucon le traverse, avec dans son bec,
deux fois plus long que lui, un serpent qui se débat encore.
Radiation, fumée, moustiques, la musique de Mahler le traversent.
Le ciel les accueille, ajuste ses épaules d’air.
Ciel ne vieillit pas, ne se souvient pas,
ne garde ni rancune ni espoir.
Chaque matin est aussi neuf que le dernier, sans plis,
tel le premier à peine imaginable.
Du destin des orages, de la grêle, du brouillard,
ciel ne tire aucun enseignement,
il saute par une fenêtre aussitôt ouverte.
Dans son discours, furieux ou tendre,
c’est toujours de morceaux de ciel que prennent forme les paroles.
Tout ce que ciel propose est révélé.
Clair même quand il ne l’est pas,
ciel n’offre ni modèle, ni miroir –nuageux ou brillant –
au cœur ordinaire, qui lui, est secret,
bruyant, domestique, arborant un sauvage dédain pour l’indifférence de ciel.
Ainsi nous regardons au-delà de ciel, près de lui, à travers lui,
vers ce qui est aussi, sombre et changeant :
montagnes érosives, lunes éclipsables, étoiles lointaines mais filant vers la mort.
Against Certainty
There is something out in the dark that wants to correct us.
Each time I think ‘this’, it answers ‘that’.
Answers hard, in the heart-grammar’s strictness.
If I then say ‘that’, it too is taken away.
Between certainty and the real, an ancient enmity.
When the cat waits in the path-hedge,
no cell of her body is not waiting.
This is how she is able so completely to disappear.
I would like to enter the silence portion as she does.
To live amid the great vanishing as a cat must live,
one shadow fully at ease inside another.
Contre la certitude
Il y a quelque chose là dans le noir qui veut nous corriger.
Chaque fois que je pense « ceci », il répond « cela ».
Répond sévèrement, avec la précision du langage du cœur.
Si ensuite je dis « cela », lui aussi est enlevé.
Entre la certitude et le réel, une vieille hostilité.
Quand la chatte guette sur le sentier-haie,
pas une seule cellule de son corps qui ne guette.
C’est ainsi qu’elle peut disparaître complètement.
J’aimerais pénétrer la part du silence comme elle.
Vivre au cœur de cette évanescence comme un chat doit le faire,
une ombre pleinement à l’aise à l’intérieur d’une autre.