Ziad Dalloul, « La table est dressée »
La Table est dressée,
Galerie Claude Bernard,
depuis le 29 janvier jusqu’au 14 mars 2015. Sur les cimaises, tout est prêt pour l’office d’une « Célébration des absents ».
Ce banquet pictural est servi par une touche ample et généreuse, une pâte délicate, un pinceau aux épanchements veloutés et sensuels doublés d’élans voluptueux. Blancheurs opalescentes, incandescences, bleutés luminescents, et les ors pâles, les mauves, près des rutilances, créent par la douceur des tons, par les éclats, par les taches appontant le regard, par les reflets et transparences des glacis et des verres, par l’empilement de couches et d’assiettes, un bonheur tactile, quasi charnel. Les rideaux flamboient et les nappes tombent en cascade ; parfois la table se fait paysage, l’étoffe falaise, onde, la coupe devient source. Par ces passages subtils s’interpénètrent les visions et les genres. L’absence de ligne de contour assure dans le continuum de l’espace, et ses vibrations, un jeté lumineux pour le regard traversant. Festin, noces sultanes, agapes, banquet philosophique, symposium, dans l’opulence du décor baudelairien, chez Dalloul, « là tout est luxe, calme et volupté », fête des sens. Attente quiète des objets, des apprêts et couleurs qui festoient pour la mariée, pour les amants de ce lit embrasé de lumière, pour les invités.
Or, *Célébration des absents*, I, II, *Solitude précieuse*, *Table du vent*, *La Venue du bleu*, et les chaises vides, les draps quittés, titrent une intranquillité à l’œuvre
Et l’espace aussi, ouvert, démuré : la table dressée dans un décor naturel, une *Chambre de roseau*, un *Campement*, un plat *Au pied de l’arbre*. D’autres paysages, antédiluviens, célèbrent la mer, la forêt, un tronc, un chemin. *L’Arbre premier*, la Nature d’avant la chute…
Le lit nuptial s’abrite derrière les roseaux, le festin du grand triptyque (162 x 310 cm) a lieu à l’orée du bois, au pied du banian, près des lianes, des bambous et des cannes. On se rassemble hors les murs, sous la protection des arbres, des nuées. Le Dehors empiète. En plein air, la nature reprend ses droits. Le dedans
se préserve par le faste et le rituel ; les objets familiers, l’arrangement, la table servie résistent, offrandes, à l’ensauvagement.
Nature silencieuse, luxe de la table garnie, table–paysage, chambre de roseaux, draps immaculés, royaume d’eaux, de forêts, peignent un âge mythique, baigné d’or, de feux.
La réception est prête, jusqu’aux fleurs, aux fruits, aux verres pleins. Sous la feuillée, nappes et tentures ondoient, débordent, liquides généreux, en un ruissellement de lait, en coulées de miel, sous des cascades de bleu, de rouge. Malgré ces trésors de convivialité, les sièges, et le lit restent vides, livrés à leur méditation, à leur colloque silencieux, à l’échange entre culture raffinée et nature, matières et lumière, familiarité et mystè
Non les tables garnies de la Peinture, et leur crâne, ne sont pas vanités. Eucharistie, Cène, Noces de Cana, banquets, fêtes villageoises, rituels de la table désignent une autre faim et satiété : le vin, le pain, la manne du partage, le geste compagnon. La Peinture, la lecture, la parole sont nourritures substantielles, essentielles. Delectatio.
Ziad Dalloul pratique l’art de taire. Traits, expression colorante, la peinture montre, en « voilant ». Elle est célébration, éloge. Ici, elle solennise cela qui nous relie
intimement aux absents, et leur offre un espace d’accueil, un repas, un repos. Pour l’homme en exil, il ne faut pas ajouter au malheur du monde, au vacarme. La paix, qui est son combat.
Nous sommes les invités, les convives appelés à communier, à nous recueillir sous le banian, à saisir la beauté jouant dans les roseaux, les bambous et les cannes.
Le peintre crée par la couleur, son verbe est image. Les éléments sont là, vent et eaux, falaises et forêts, premiers, emplis de vie, de remuements. Paysage, végétation d’avant l’homme. Confins où les cendres sont graines.
Ziad Dalloul a dressé ces offrandes, ces tables, ces autels pour célébrer la Vie, sa plénitude. Nous sommes avec lui les célébrants, nous, pour qui la table est dressée (Sourate 5). Sur la terre rédimée les fruits abondent, à portée, pour qui les regarde, les voit, s’en nourrit, les augmentent. Pour qui espère et désire, pour ceux qui ont faim. Pour qui s’en inspire et inspire, la beauté nourrit le regard, le sens désaltère. L’artiste les célèbre, les sert, les engendre.
Non Dalloul le Syrien ne peint pas la guerre, l’horreur. L’art de vivre, l’heur d’aimer le convoquent, en obstiné de la paix. Ni réponse, ni constat, la peinture est pour lui un lieu de questionnement et de méditation. L’art interroge la nature pour en capter l’énigme, la part de mystère et l’invisible. Qu’est-t-il advenu d’elle depuis que l’humanité a senti la nécessité de comprendre Sa nature et Son univers ?
Il peint l’absence que mettent en évidence la transparence des couverts, les sièges vides, le repas intact. La Demeure est vide. Le vent souffle et la lumière surnaturelle éclaire nappes, rideaux, draps, nuages immaculés. La scène pétrie de lumière est travaillée d’un levain spirituel.
Cette table « dans les cieux », « au pays qui lui ressemble », est un cérémonial, une fête pour personne que disent le rouge qui jaillit, le deuil violet qui éclate en sanglots et en gerbes, les fleurs comme sur des autels, les matelas empilés des départs, le repas intouché. Tout est dit avec tact, dans la retenue du visible.
Pudeur de l’homme qui a mal. Là, dans la vacance et le silence, tout transpire, tout conspire à ébranler la « paix », la surface plane et calme : si les absents se sont tus, ceux-là crient leur exil, leur départ, ils hurlent rouge et cramoisi, ils pleurent et se tordent embrasés ; la matière se dilue, inonde et incendie. Silence éloquent du tableau, de la scène remuée, transmutée.
Ni l’homme ni l’artiste ne se tient hors du monde. Rivé au silence, il écoute ce que taisent les objets, ce que signifient le manque et la désertion. Ses scènes désignent l’absence et son refus. Il assigne car l’espoir insiste, qu’ici et ailleurs, la Table est servie.
Entre concret et abstrait s’effectuent d’autres noces, celles de plusieurs cultures du Levant et de l’Occident, de la nature et de l’urbanité, de la présence absence, du resserrement et de l’Ouvert. Couleur et texture se font chair, la matière lumière. Le tableau est non – séparation.
Artiste, fin lecteur, Ziad Dalloul honore le vivre ensemble. Il outrepasse le présent (son néant), l’ire barbare. Ailleurs, dans l’intemporel de l’Art, dans la toile, dans la couleur, touche après touche, la peinture poétise ce monde dématérialisé, non-réifié, cet au-delà des conflits. Il peint, cérémoniellement, cette convivialité en attente, il rassemble, il prépare les aliments de la promesse, du retour. Non pas un monde dépeuplé, mais un lieu habitable, une terre transfigurée, une matière et un corps *déchosifiés*. Tout palpite, s’anime, vit dans son tableau.
Ecrivain, peintre, né à Soueida (Swaida), au sud de la Syrie, en 1953, Ziad Dalloul a étudié à l’Ecole des Beaux-arts à Damas dans les années 1970. En France depuis 1984, il accroît sa double culture. Homme réservé, mesuré, son art qui est contemplation, méditation, « ne peint pas le visible, mais rend visible » (Klee).
Ainsi quand «la peinture échappe au réel », se recrée l’univers contemplé, métaphysique, « second » où l’image convoque, invite l’imagination créatrice, suscite la réflexion.
Au gré des expositions (chez Claude Bernard en 2008, 2012, 2015), le peintre continue son chemin, suit ses thèmes où s’inscrit son évolution : dehors pénétrant, passage des tons solaires, ors, jaune, rose et chair, à un camaïeu céleste, jusqu’au bleu glacier. Les bleus ouvrent le large, les blancs déploient des espaces infinis, des émanations sans fin, que les bruns, les gris en leur matité semblent reclore. Les paysages sont-ils plus prégnants ? L’Orient, originaire, songe d’une enfance lointaine, partagé avec un Gustave Moreau, un Delacroix, un Klee ?
Dalloul résiste en créant un espace, intime et communiel. Lieu de penser, de recueillement sous la feuillée. Là, dans son atelier lumineux, il observe le silence, médite en silence, suit le vent qui enfle les rideaux, les rayons qui chassent les ombres, et capte tout signe de présence. Univers rêvé mais plus vrai, matriciel.
Peindre pour Dalloul c’est préserver le regard intact et l’espace inviolé d’une peinture demeurée sujet.
Martine Monteau,
Paris, 28-2-2015, Kyoto, 7 mars 2015