Michel Leiris, Ecrits sur l’art,
éd. établie, présentée et annotée par Pierre Vilar, Paris, CNRS, 2011, 665 p.
Compte rendu de Martine Monteau
Les Ecrits sur l’art de Michel Leiris (1901-1990), de 1920 à la fin, sont ici réunis pour la première fois, présentés et préfacés par Pierre Vilar, l’un de ses éditeurs dans La Pléiade. Pierre Vilar n’a pas rencontré l’auteur. Il enseigne l’histoire du livre et de l’édition et la littérature à l’Université Paris-Diderot. Le recueil présente l’intégralité des textes connus (lorsqu’il existe plusieurs états du texte, la version choisie est celle de la dernière édition revue et corrigée par Michel Leiris lui-même). Les articles ou poèmes sont datés, situés, non annotés mais commentés à la fin de chaque présentation d’artiste.
Concernant la peinture ancienne et les arts d’Afrique, Pierre Vilar renvoie à la lecture des textes littéraires, biographiques et au Miroir de l’Afrique édité par Jean Jamin[1].
L’éditeur a rassemblé les écrits par peintre, chronologiquement selon l’ordre de la rencontre avec l’écriture. Pour chacun, Pierre Vilar recense les publications de Leiris, et présente une postface suivie d’une bibliographie générale sur l’artiste.
L’ouvrage comporte trois parties : l’introduction traitant de l’image et de la peinture chez Michel Leiris pour qui l’art vivant est objet littéraire, les textes concernant chaque artiste, puis « une vie de peintres », sorte de glossaire des relations artistiques de l’auteur.
En contrepoint de ses écrits littéraires, autobiographiques et de son métier d’ethnographe Michel Leiris a composé des poèmes et consacré des textes critiques à ses amis artistes, peintres majeurs de son siècle avec lesquels il partage une communauté de regard. La présentation chronologique établit comme en un récit continu l’aventure de ces amitiés et l’évolution réciproque de l’artiste et du critique.
Ces textes sont œuvre de collaboration. Si l’écrit procure un effet visuel, lire est voir. Cette critique d’art développe sa propre conception du genre : éthique de la subjectivité, fascination de la présence, de l’incarnation, poétique de la peinture, textanalyse comme enjeu de la poésie, de l’autobiographie et de l’ethnographie. La question des images, les rapports peinture écriture dans leurs correspondances, confrontations, transferts, miroirs, refus, l’amènent à la reconnaissance de l’altérité et d’une séparation radicale des signes (visuels, écrits, oraux) qui fonde l’enjeu et les jeux de la représentation littéraire et picturale dans l’écart du regard et du langage. L’écrit retrace les circonstances de l’amitié, aborde la dimension de l’intime. Retournant le jeu, les peintres, sensibles à sa lecture, saisissent aussi l’iris de son nom : un portrait de Picasso montre la prégnance de son regard et l’orbite de l’œil droit comme trou noir, Leiris est dessiné autour de cette pupille qui absorbe le spectateur voyant. Ses mains comme en prière attestent de la contemplation et d’une stupeur sacrée. Leiris devient cyclope chez Francis Bacon référant aussi au caractère cyclopéen de l’œuvre.
Donc, œil actif, à l’écoute, Leiris écrivant la peinture parle en poète d’atelier. C’est un des premiers à investir cet espace de création. C’est sa chance d’écrivain d’avoir rencontré des artistes qui se cherchent alors qu’ils abordent ensemble l’âge d’homme (Masson, Giacometti, Lam), puis de prolonger cette attention vers des jeunes (Bacon, Toubon). Tous le reçoivent en ami personnel. Le dialogue est direct, sans emphase. Avec eux, cet esprit tourmenté de lui même rejoint l’ambition de fraternité et d’universalité qui traverse son œuvre. Penseur taraudé par la question du regard et de l’interrelation, Leiris s’intéresse aux autres et demeure un grand découvreur d’artistes.
Michel Leiris dans son bureau du Musée de l’Homme
L’amitié crée une constellation vivante. L’homme et l’écrivain cultive avec tous des rapports privilégiés et un « entretien poursuivi » pendant des décennies avec ceux dont il suit l’évolution. Attentif à des parcours, son acuité lui confère une conscience des processus en cours, une prescience de voyant. Ces textes – articles de revues, préfaces, catalogues d’expositions – comme autant des jalons posés dans la durée constituent le journal d’étapes artistique et amical. Le critique révise son analyse, se reprend, revisite l’œuvre en cours et pose un regard bilan. Sa vie durant la réflexion ininterrompue avance. Pour lui la peinture est un réel engagement.
Cheminement, l’art engage l’individu à aller chercher en lui sa source vive, à effectuer une aventure intime et affrontée au monde. Leiris part de l’analyse des moyens picturaux pour aboutir au lyrisme qui l’emporte sur le compte-rendu neutre, l’esprit positif, la distanciation critique objective. Les deux arts s’interpellent, s’étreignent en une danse tangage. Sa critique poétique est poéïtique. S’exprimer en artiste relève du performatif, d’un art opératoire : pour lui, la peinture sert notre être au monde.
Eprouvée, analysée, l’image ne vaut qu’autant qu’elle est le lieu d’une crise, d’une déchirure[2]. Collectionneur qui s’en nourrit dès l’enfance (la mise en abîme sur la boîte de cacao reste le modèle de la mise en perspective des images leirisiennes), son métier d’ethnologue lui apprendra à trier, à classer, à assembler par séries, à établir des fiches. Ce travail suscite une poétique visuelle. La Règle du jeu qui rassemble des tableaux vus dans l’enfance constitue un merveilleux dépôt d’images. Fibrilles recèle une vraie pinacothèque à travers l’arabesque qui enrubanne brins et fragments du texte. Fondatrices de son regard, les images sont formatrices de son écriture. Mémoire des formes et réseaux mentaux, verbaux, acoustiques constituent son musée intérieur, alimenté encore par la galerie autobiographique qui l’entoure. En classant, en créant dessins et photomontages, en écrivant, Michel Leiris développe une esthétique du collage. C’est un laboratoire, un chantier que ce formidable monde image, dynamique champ de forces interactives, appelant gestes, manipulations, transferts, procédures logiques, opérations intellectuelles et artistiques : une « base de données » multimédia dont le langage est poétique, sensible. Et l’homme des mots qui relie et enracine ces images l’une dans l’autre, les articule aux sons (jazz, opéra), au concret, pense l’art comme un rapport d’intelligence entre les sensations et le sens. Le terme de Faena désigne la spirale de sa réflexion processive, et dit la succession, la circulation et la circularité.
Ecrire est lié au plaisir pour Leiris, à l’amour des mots, à notre plaisir de le lire. La recherche se dit à même la phrase, la question creuse la langue. Pour entrer dans le monde de l’artiste, penser l’art, l’écrivain emploie des procédures phonétiques. Le signifiant verbalise l’informulable, se profère trans-(e), transfère d’un champ à l’autre. Les maîtres mots sont mobilisés. La magie du nom de l’artiste opère. Le nom, qui désigne à la fois et l’homme et l’œuvre, crée des interférences et implications sur l’artiste, sur le public.
Enfin tout ce réseau l’articule à lui-même. Par son travail, l’écrivain devient son propre lecteur et critique. Tout est autobiographie, flux du « roman intérieur », un « je pense continu ». Torsion et tresse sont constantes chez l’écrivain dont la lutte entrelace la discursivité du discours sur lui-même (métalangue), le développement du discours subjectif, et le questionnement de l’autre (sujet hétérodoxe du discours objectif).
Déchirures, pointes, piques, perspectives lacérées, et aussi danse, vortex, tourbillon, ses poèmes agrègent une incarnation.
Masson inspire à Leiris une quinzaine d’écrits de 1924 à 1984.
Leiris, portrait par Masson
Leur complicité est étroite , faite d’expériences communes, d’échanges intertextuels. Ils se découvrent réciproquement auteurs. Avec ce mentor, Leiris découvre l’enjeu de la critique comme genèse de l’œuvre et genèse d’un « double je » qui se révèle par l’écriture et par la peinture. L’art met en crise le critique (qui contre lui retourne son style pour une expression délivrée, une approche littéraire).
Merveilleux passages où Leiris s’interroge sur la ligne Masson « si pénétré de mouvement que la ligne y semble toujours décrire son propre engendrement ». Visant la justesse, Leiris approche au plus près cette ligne qui s’élance, déborde, illimite. Sa phrase tourne autour, la suit pas à pas, la lit : son style voluptueux épouse la ligne errante, vagabonde, se dessinant, devenant fil d’Ariane et labyrinthe de l’arpenteur (p. 121-134). Enfin, il se rend, avec grand art, dans une critique de la critique d’art : nul ne perce l’énigme de l’artiste. L’écrivain rencontre les limites de la critique devant le secret de la peinture qui toujours échappe : « l’art clôt le bec à la critique». L’artiste questionnant l’objet de sa création, puis le critique voulant saisir l’artiste, sont engagés à « bondir vers quelque chose qu’il s’agit de saisir et, en dernière analyse, [à] ne jamais saisir qu’un reflet de soi-même » (p. 164). Alors s’engage une bataille des mots : « La ligne sans bride » mêle intimement l’écriture plastique et l’écriture littéraire (p. 161). Leiris éprouve le bonheur d’écrire avec Masson dont le nom retient l’imaginaire jusqu’à ce qu’en 1933-36 leurs voies divergent. C’est L’Age d’homme : Leiris choisit une voie plus réaliste, des engagements politiques tandis que le peintre lancé dans une mythographie, un symbolisme, revisite les mythes.
Neuf textes célèbrent Joan Miró de 1926 à 1983. Le dépouillement de Miró : l’homme a dû réaliser le vide en lui pour retrouver une pareille enfance (p. 175-176) ; pour être appréciée, l’œuvre qui tient autant du dessin que de l’écriture, exige de « faire le vide en soi, regarder sans arrière-pensée » (p. 184). « Rien à expliquer quant à cette peinture, qui elle-même n’explique rien. ». Les figures se réduisent à leurs stricts attributs, Miró néglige « l’anecdotique pour ne s’attacher qu’à l’essentiel » (p. 197).
Ludique, son caractère enfantin rend simple le merveilleux. C’est une fable, un mini opéra bouffe, une comptine, une cavatine rurale (et murale) que chante la peinture de Miró avec la légèreté, l’alegria de l’humour le plus authentique, sans ironie (p. 182), les signes sexués sans honte. La « candeur retrouvée », « s’ouvrent grandes, en nous, les portes de la poésie ». Candeur des origines, « peinture simplement qui se produit à la manière des graffitis et anime la paroi verticale contre laquelle elle est accrochée, la rend vivante auprès de nous vivants, la peuple d’êtres dont l’existence figée semble, à jamais parallèle à la nôtre» (p. 179) elle dit les métamorphoses du vivant dans une magie blanche (p. 180). Surréalisme paysan, du terroir où l’astre est analogue au fruit, où des créatures s’hybrident avec les éléments naturels et les signes. Dans la continuité des règnes, le continuum spatial, il y a liaison, dialogue dans la langue des formes, des couleurs, des rythmes. Des processus communs et des rapports vivants ont lieu entre tout et tous dans la longue chaîne et la circulation de la poussière aux anges, de l’œuf à la constellation. Danse de l’univers, illumination.
A partir de 1929, Leiris, l’un de ses premiers critiques, consacre une douzaine de textes à Alberto Giacometti.
Leiris, portrait par Giacometti
L’amitié poursuit sa conversation. Rigueur, exigence, inquiétude les aident à authentifier le rapport de l’art et de la vérité. Leiris atteint ici « au seul moment véritablement critique de son écriture de l’image, critique au sens le plus fort » (p. 274). Le tremblement, l’hésitation, l’inachèvement le touchent. Son regard attentif tisse le lien vivant, théorique, critique, biographique entre le jeune et le dernier Alberto, en 1966, et au-delà.
En effet en 1989 Leiris consacre un beau texte « plein de sensibilité et de nostalgie » au mur de l’atelier d’Alberto Giacometti et à sa déposition pour conservation (p. 257-264). Il revoit la succession d’entrées discrètes dans « la vaste chambre étrangère » et familière, d’où il ne cesse de se retirer, où il ne cesse de revenir. Le réseau des dépôts mémoriels l’impressionne. Il lui faut sauver cet atelier parce qu’il est le lieu d’oubli le plus banal, le plus impersonnel, le plus négligé. L’empreinte de l’artiste fait l’endroit habité.
Dans leur rapport d’artistes, Leiris et Giacometti sont des intercesseurs à la jonction de deux générations poétiques françaises : le surréalisme, Breton, Bataille puis celle de Bonnefoy, Du Bouchet, Dupin. Leiris, témoin de son temps, assure une continuité intergénérationnelle.
De 1930 à 1992, Michel Leiris déclare son admiration pour Picasso, l’ami de génie, en une vingtaine d’écrits – souvent pour ses expositions chez Kahnweiler.
Leiris, portrait par Picasso
Avec Leiris-Gros Pied l’appel du pied est récurrent. Or, bien qu’ils partageaient une proximité familière, l’intimité était impossible. Et désireux de le faire descendre de son piédestal, Michel Leiris a contribué au mythe collectif de Picasso. L’écrivain s’attache à décrire les leitmotivs et les avatars de l’artiste protée profondément joueur: peintre, avec son modèle, sculpteur, graveur, écrivain, céramiste, c’est Picasso saisi dans le processus de la création qu’exalte Leiris, génie qui vit « l’art comme le plus merveilleux des jeux».
Sept textes sont consacrés à Lam de 1953 à 1987. Pierre Vilar en a retrouvé un peu connu, en italien de 1970[3]. Lam métisse les influences : « en cet homme appelé à élaborer un art authentiquement antillais, mais profondément universaliste, quatre mondes s’étaient unis : l’Asie, l’Afrique, l’Europe et par son lieu de naissance, l’Amérique » (p. 425). « Il a préféré assumer son déracinement et le vivre à plein tendant seulement à dominer par son art, qui montre la vanité de l’explication par le milieu » (p. 426). Rationaliste, marxiste, Lam n’est pas un adepte des cultes afro-cubains : « Wifredo Lam a entrepris de mettre en lumière son destin d’homme de couleur antillais revendiquant d’être un homme à part entière et, tout aussi bien, le destin de l’humanité engagée dans une suite de mutations incessantes et de catastrophes, parmi les animaux et les plantes » (p. 433). Modernité occidentale alliée à l’archaïsme d’un panthéisme syncrétique, conjugaisons de formes et multiples conflits picturaux créent un « étonnant feu d’artifice », « explosion baroque de lyrisme et d’humour » au caractère subversif.
Leiris a dépassé la soixantaine quand il rencontre une œuvre qui le bouleverse et à laquelle sept textes seront consacrés. C’est la reconnaissance éblouie de Francis Bacon qui lui insuffle un regain de vitalité, avec lequel il partage une complicité. L’indicible du corps, de sa présence, face et profil, la tension entre fond et figure, vide et expressivité, défiguration et tradition picturale, lui inspirent ses textes les plus beaux, à la fin de sa vie.
Leiris, portrait par Bacon
A cette galerie intime, « Miroir de la peinture » ajoute des textes sur Arp, Duchamp, Goya, David Harali, Elie Lascaux, Henri Laurens, Fernand Léger, Josef Sima. Enfin, dans « une vie de peintres », Pierre Vilar retrace le réseau artistique leirisien depuis Fernand Léger, le tout premier initiateur, en 1919, apportant l’influence d’Apollinaire et de Max Jacob, Juan Gris au cœur du lien avec Kahnweiler et son réseau serré autour de l’art vivant (1924). Carl Einstein, Gaston-Louis Roux, Manolo, Lascaux, Asger Jorn rencontré à Cuba en 1967, Jean-Max Toubeau complètent ce miroir.
Evénement littéraire, l’ouvrage épouse la sensibilité, l’intelligence de ces regards croisés attestant la peinture et l’œil vivants.
Martine Monteau
[1] Michel Leiris, Miroir de l’Afrique, éd. établie par Jean Jamin avec la collab. De J. Mercier, Paris, Gallimard (Quarto), 1996, 1476 p.
[2] Michel Leiris, « L’homme et son intérieur », dans Paris, Documents, 5, 1930
[3] M. Leiris, Wifredo Lam, trad. Aurora Colloridi, Milan, fratelli Fabbri (le grande monografie, pittori d’oggi, IV), trad. anglaise Harry N. Abrams, 1970